Claritas de Jean-Paul Chavent
« Le monde est cruel à l’intérieur et cinglé en surface. » David Lynch
Lorsque Frances A. Yates, dans cette œuvre essentielle qu’est L’art de la mémoire, Globe Theater propose une nouvelle compréhension de Shakespeare en étudiant le plan du qui accueillait ses pièces, elle montre comment cube et cercle participent de la « structure harmonique » de l’univers. De la scène carrée du monde dont elle est le socle à̀ la scène circulaire céleste, les actions prennent une autre signification spirituelle. À l’artiste de souffler le chaud et le froid – la vie et la mort – en jouant avec les atomes enfermés dans le cadre (le lieu, l’époque) comme autant de globules rouges ou blancs (les visions, les paroles) enfermés dans les corps. Ce lien entre art et géométrie, pressenti depuis l’Antiquité, devient éclatant à̀ la Renaissance avec l’invention de la perspective. On connaît la suite. Rubens disait que la structure de base de la figure humaine « pouvait » se réduire au cube, au cercle et au triangle ; Odilon Redon perpétuait une longue tradition de sphères métaphysiques ; Cézanne admettait que l’on ne saurait peindre sans avoir préalablement étudié le cube et la sphère, et on sait la place du Cubisme dans l’art moderne. L’art contemporain n’est pas en reste, depuis l’inoxydable et aquatique Pol Bury jusqu’aux Open cubes Ice cube de Sol Lewitt, en passant par le de Jeppe Hein et les termesphéres de Dick Termes, pour ne citer que quelques noms (et oublier l’impasse cinétique ou vasarelyenne) parmi ceux qui ont eu recours à l’évidente séduction visuelle de la sphère et du cube, toutes formes élémentaires (n’oublions pas le cône et le cylindre) qui sont aussi à l’origine des images de synthèse dans l’explosion de l’art numérique.
Survivant dans les plis d’une époque en perte de repères – non par manque de sens, mais par prolifération orgiaque de significations, au contraire – Michel Fourcade se confronte à son tour à ces formes « simples », souvent violemment colorées, et c’est dans son œuvre aussi comme un retour aux sources.
Passé de la brillante figuration hyperréaliste de ses débuts à une abstraction tourbillonnante de formes (entre réalisme et onirisme) et d’affects enchevêtrés (entre mythe et traces intimes) dans laquelle pyramides et obélisques poursuivaient déjà la quadrature du cercle, il redécouvrit voici dix ans ce cube tout droit revenu de ses études aux Beaux-Arts.
L’inclusion de boules rouges et blanches lui apparut alors comme l’acte évident d’une indispensable transfusion de sens. Sans abandonner la peinture et le dessin (je situe Michel Fourcade à la hauteur et dans la suite d’un Joseph Sima), sa maîtrise de la technique numérique, muée en dialectique féconde entre le monde ancien et les visions nouvelles, produit une avancée dans sa recherche où se retrouve son propre lexique pictural. Car ce nouveau langage plastique est moins fait de formes impersonnelles que de figures symboliques riches de couleurs et de luminosité.
À la lisière du beau et du menaçant (ces images sont à la fois délectablement pleines et désespérément vides) se produit un avivement cruel de la transparence, un effet paradoxal en somme, comme si le diaphane, l’indécis, l’âpreté frêle et dense des œuvres de pinceau et de crayon, certain mysticisme même, venaient buter ou aboutir ici sur cette apparente réduction formelle de l’intériorité : splendeur géométrique de cubes de cristal dont les atomes éblouis (ou les globules) qui nous constituent sont irrémédiablement prisonniers.
Naufrage de l’être devenu objet ? Sous ce simplisme d’image trop nette, il suffit de regarder les toiles et les dessins de Michel Fourcade pour deviner qu’il n’en a pas fini d’explorer notre noyau ténébreux : Éros est toujours là, à la jointure de formes qu’il caresse de son pied ailé. Mais dans ce nouvel espace (commotion brève d’un constructivisme numérique contre révélation lente de la peinture), ce qui se joue entre l’ambiguïté de l’art ancien et l’idée pure (et courte) du nouveau, se dit peut-être là : claritas claritas (Joyce dit, après saint Thomas, que la correspond à la troisième qualité du Beau : « instant où la quiddité de l’objet, comme portée à l’incandescence, atteint le point d’ultime irradiation par où se révèle son essence. L’objet devient soudain la chose qu’il est ».
Des corps et des villes.
Avec ses récentes peintures, la série qui entoure « Bob » et « Laura Palmer », Michel Fourcade plonge plus avant dans l’intimité de l’image : des corps et des visages qui affichent leur vulnérabilité pour mieux laisser explorer leurs propres frontières physiques. Des mains surnuméraires, trois jambes et des corps clivés ou dédoublés surgissent comme pour amener la sensibilité à s’ouvrir et éros à élargir ses mystères à tout l’espace psychique. Torturant maniérisme d’une fragmentation enchevêtrée des gestes et des attitudes qui provoque le même égarement dans ce qui est montré que chez celui qui regarde. Une distance ironique aussi, esthétisante comme pourrait être la gêne de qui ne ferait qu’assister à une séance sadomasochiste et choisirait froidement de focaliser sur l’éventail des formes et leur transformation plutôt que sur l’obtention de sa propre jouissance. Désir, plaisir, souffrance, émotion sont ici plastiquement questionnés.
On pourrait nommer perversion de l’expressionnisme cet entêtement sur lequel l’œil bute et parler de figurable figuration plus que de Refiguration ? À condition d’ajouter que ce qui nous trouble dans ces chimères d’un auto-engendrement des corps est la fragmentation de l’identité elle-même, la nôtre comme celle des sujets représentés. Que reste-t-il de l’identité (du peintre, du modèle) quand la subjectivité éclate ?
Moins que jamais Fourcade ne peint l’univocité du réel, mais son ambiguïté. Il peint la fin de l’illusion d’une continuité possible, non comme le firent les cubistes en multipliant le point de vue, mais en fixant sur un seul corps la multiplicité fantasmatique qui nous peuple, nous divise ou nous augmente parfois. Il peint notre subjectivité qui déborde et se brise.
Il peint autant l’imbrication du réel et de l’imaginaire que ce qui l’indétermine et le disloque.